10.2.09

0


Negapolis. Destination de villégiature pour les mauvais, les avares et les perdus arrivés là pour échapper aux prisons et aux potences, aux commerçants ruinés et autres maris jaloux grassement installés depuis les Carolingiens dans les plus hautes maisons des plus grandes villes avec leurs petites familles laiteuses et de bon gros esclaves, ramenés à grand renfort de chaînes depuis les lointaines plaines de l'Elbe par des marchands vénitiens mesquins mais bien outillés.




C'est un village en bois à peine organisé, protégé à l'est par une mer violente et partout ailleurs par des montagnes un peu hautes. Un refuge battu par un vent vilain pendant les mois d'été, rendant définitivement fou celui qui avait échappé de justesse à la corde ou au cachot puis noyé par une pluie sournoise tout le reste de l'année, transformant ses ruelles étroites en rivières boueuses mais poissonneuses. Pendant les beaux mois, on pêchait des saumons keta depuis sa fenêtre et on chiait dans le torrent depuis sa porte, tapissant ainsi joyeusement la bicoque du voisin d'en-bas de merde et d'entrailles de poisson.



Autour d'une place centrale en terre battue à la va-vite, creusée de larges rigoles conduisant vers la mer les torrents de merde et les rares espoirs des habitants, se trouvent les cahutes des premiers réfugiés faites de morceaux d'épaves jetées par la mer sur la grève en contre-bas et assemblées par des mains puissantes mais maladroites.



Une cabane solide abrite le grand alambic et les futailles, autre cadeau de la mer.

La chasse aux fruits, aux abords des forêts avoisinantes, est la tâche principale des exilés qui laissent volontiers se tailler un lièvre si ils tombent sur un nid de merises ou de prunes. L'eau-de-vie fabriquée ici est mauvaise et acide mais endors petit à petit les ardeurs pédéraste des cul-terreux violents au sang déjà chaud et réchauffé encore par cette vie en marge et la privation de tabac.

Face à l'alambic, de l'autre côté de la place se trouve un grand réfectoire couvert ou les hommes mangent lorsque ils ne sont pas assez ivre pour oublier leur estomac.

Le reste du village monte vers la forêt et fini par se fondre dans celle-ci le faisant ressembler, depuis la plage, à un renvoi boisé et informe jailli du bois et roulant vers la mer. Les rares marins du village qui scrutent la mer à longueur de journée sourient lorsqu'ils remontent au village et découvrent cette forêt qui semble vomir un navire en pièce détachées.
Un trou sans trésor, sans femmes et sans enfants.


Ce fut malgré tout presque une ville, mais sèche et triste détruite à la fin du XVème siècle par un séisme immense qui l'effaça en une seconde des rares cartes où elle apparaissait.

L'énorme secousse ouvrit une faille entre les montagnes qui rendit ses ruines, ses plages de sable fin et ses cadavres gonflés d'eau accessibles depuis le nord.




On y construisit peu à peu et un peu par hasard ce qui deviendrait malgré tout l'un des plus grands ports de l'Empire. D'ici fut envoyé l'armée d'Antoine-le-Vaillant vers l'Est lointain et ses mystères et ici arrivèrent les premiers bateaux chargés d'épices, d'opium et de thé peu après la mort d'Antoine et de son armée de va-t-en-guerre.
Sa flotte de caravelles flambantes neuves fut louée à des marchands espagnoles usés par les mers mais rusés de nature qui échafaudèrent des stratagèmes sournois pour s'acoquiner avec les grandes familles du pays. Ils contrôlèrent bientôt toutes les routes maritimes allant vers l'Est, au grand dam de la couronne qui, dépassée par leur méthodes de vauriens mais esclave de l'opium qu'ils ramenaient d'Orient fermait les yeux et retournait à sa pipe.
Les manières des marins Espagnoles étaient si brutal qu'elles causèrent la ruine de quelques compagnies marchandes étrangères qui de rage et de désespoir coulèrent leur navires, brûlèrent leurs entrepôts et partirent élever du bétail aux Amériques. 


Au XVIIème siècle, la ville compte déjà un demi million d'habitants et est connue depuis longtemps à travers le pays pour le courage de ses marins et l'habileté de ses voleurs.

Lorsqu'en 1801 est instaurée la république après quelques années d'une dictature féroce et meurtrière conduite par un général de la vieille école, élevé au grain dans une étable à cochon construite haut dans la montagne, au-delà des pâturages d'été ; tenue par un frère et sa sœur dont on raconte qu'ils jetaient en pâture aux verrats gloutons, seul bétail de cette porcherie isolée, leurs nourrissons illégitimes les plus gravement retardés. En 1801, donc, peu après les grandes fêtes qui célébrèrent l'avènement de la première république, la ville est à nouveau détruite par les mouvements tectoniques de la fragile plaque euroasiatique au bord de laquelle elle repose.
Le 6 juillet une secousse incroyable et de nombreuses répliques couchèrent la ville dans un fracas formidable qui ne laissa debout qu'une colonne de fumée immense. Aucuns édifices n'a résisté au séisme; cisaillés à leur base, ils vacillent et finissent par s'effondrer sur le bâtiments voisins qui s'écroule à son tour et disparaît dans la faille gigantesque qui vient de remplacer le boulevard Vaillant ; déchirant l'écorce terrestre sur plusieurs kilomètres, elle engloutit le centre-ville et les quartiers environnants avant de s'enfuir vers le nord pour aller mourir au pied du massif de L'Aude.
Toute une panoplie de maladies plus ou moins mortelles associées aux conditions extrêmes se sont chargées de clouer le bec aux habitants les plus vernis qui survécurent à la première nuit, durant laquelle une pluie lourde et crasseuse détrempa ce désastre. Au matin du deuxième jour une couche épaisse de poussière recouvre les ruines de Negapolis qui, sous son poids, s'écroulera encore sur les quelques miraculés qui c'étaient réfugiés dans de petites cavités formées par les décombres.
Un poète imagina plus tard l'image d'une quantité faramineuse d'oiseaux cloués au sol, les sens brouillés par cette cage de particules en suspension.


On déménage alors à grand frais mais sans trop y croire ce qu'il reste de la ville ; des tas de pierres qui furent la muraille nord et la grande fontaine des buandières, miraculeusement intacte, vers le petit village de Sainte-Colombe plus à l'ouest dans les terres, au-delà des montagnes et de l'écorce terrestre capricieuse. 
Le fameux mur d'enceinte en forme de X fut méticuleusement reconstruit à l'identique de ce qu'il avait été alors qu'à l'intérieur on y construisait un peu n'importe quoi.


Aujourd'hui, Sainte-Colombe est un quartier tranquille de la grande cité de Negapolis dont les armoiries dessinées en 1843 par Nicolas de Saint-Allois représentent un arbre dont les racines léchées par les flammes d'un feu souterrain terrible semble affronté la nuit qui l'entour et son irrévocable embrasement avec grandeur et sérénité. Au dessous on peux y lire la formule suivante: Abyssus abyssum invocat; avertissement sinistre aux habitants insouciants qui se laisseraient éblouir par l'illusion du bonheur tranquille qui recouvre parfois cette fine pellicule qui nous sépare des abîmes.




Dès 1900,  la ville grandit et se peuple alors que la campagne gronde et se vide. La fermière lasse engueule son paysan de mari qui tire sa gueule des mauvais jours et sort en boitant de la cuisine déjà plongée dans la pénombre sordide de cette fin d'après-midi pluvieuse pour aller jeter du grain aux rares oies qui ont survécues à la chute vertigineuse de la température. 
La fermière a froid sous sa jupes sales de jute épaisse qui fut un sac à charbon volé sur le chantier de la nouvelle ligne de chemin de fer qui passe plus au nord et fuit vers la ville en effrayant les maigres mésanges devenues charognards pour survivre au froid pas croyable qui a quitté jusqu'aux couleurs de cette campagne qui peut être si verte et si jaune durant les bons mois.
Dans la cour, le paysan maudit sa femme, sa condition et ses mains gercées.


Au village aussi ça râle et ça rouspète; l'auberge se remplit chaque après-midi de paysans déprimés qui passeront la soirée à se biturer à grand coup de bibine locale et finiront au petit matin dans un fossé à la sortie du village, le pantalon merdeux, la tête en charpie et la chemise déchirée par les bagarres de la nuits. On ne badine pas avec le prix des navets après le premier hiver de merde d'un siècle naissant!


Enfin la neige repeint la campagne de son blanc lumineux et le gel fige ce paysage pour les mois à venir. 
La terre est alors si dur que le gibier famélique fuit vers le sud ôtant ainsi aux hommes viande, graisse et fourrure; nerf de la guerre contre le froid sans lesquels mieux vaut s'asseoir dans la neige et attendre patiemment son heure en observant comment le sang quitte peu à peu les extrémités du corps laissant derrière lui les engelures noires qui finiront bien par vous tuer, si l'hypothermie ne s'en est pas déjà occupé, bien sûr. 
Les pleurs stridents des enfants aux ventre vides et les petits cris ridicules des oies mourantes dans les cours des fermes sont la bande sonore désespérante de cet hiver surnaturel. 
Bien que profondément immorale, la pratique du cannibalisme propose une alternative séduisante à certaines familles folles de froid et affamées qui incapable de creuser la terre pour enterrer leurs morts finissent par brûler leurs os pour cuire leur chaire.
Un monstre vit parfois dans l'ombre de celui qui a faim. 


Mais la trouille est bonne conseillère.
Ainsi, les familles les plus raisonnables rendent leurs champs et les grosses clés de leur fermes aux propriétaires pour lesquels ils travaillent et s'enfuient dans la nuit sur les chemins gelés qui longent leurs anciens champs. Ils rejoindront bientôt les routes plus carrossables qui mènent en ligne droite à la ville, à travers les grandes forêts de pins et d'épicéas, vers un avenir pluvieux et bas de plafond dans les récents baraquements de la périphérie construit par un gouvernement radin en manque perpétuel d'ouvriers bon marchés et de prostituées pas trop abîmées.
Ils vivront là jusqu'à ce que la vérole ou la faim s'en mêlent et débarrassent enfin ces bicoque tordues de leurs chairs malades et de leurs idées noires pour accueillir une nouvelle famille d'agriculteur désespérée qui se pendra par une douce nuit d'été aux poutres de la cuisine. On bazardera alors leur dépouilles maigrelettes dans une grande fosse, en dehors de la ville, à laquelle on foutra le feu pour effrayer les corbeilles et rigoler un peu.


Malgré tout, ils la bâtiront cette foutu cité. Et de ces quartiers sordides, de ces fermières devenues putains à deux sous et des hordes d'enfants voleurs qui traversent la ville en courant, émergeront les règles de ce nouveau siècle, sous le regard ahuri des nantis du centre-ville qui, embourbés depuis des lustres dans leur manières vieillotte et assommés par l'héroïne qu'ils utilisent contre leurs toux chronique, seront incapable d'empêcher le soulèvement populaire qui les précipiteront dans les abîmes obscures de l'oubli et parfois dans le caniveau à grand coup de pied au cul.


L'orgueilleuse Negapolis grossit à vue d'oeil. Sous l'impulsion de Pierre Durite, premier maire socialiste (Un nom mécanique, un corps de belette mais une vision précise du futur caractérise le nouveau maire socialiste de Negapolis titrait le jour de son élection la Negapolis Tribune), le plan Exemple de 1934 ébauche un remaniement profond de l'urbanisme de la ville en construisant les quartiers périphériques les plus insalubre selon un plan novateur, en damier, afin entre autre, d'éviter la propagation des incendies qui firent entre 1930 et 1933 pas moins de 5'000 victimes. 
Le plan Exemple intègre également les espaces nécessaires pour l'aménagement de parcs, de larges artères qui permettent d'optimiser les déplacements et un nouveau réseau de canalisation qui assure l'eau et l'éléctricité à chaque habitants grâce à la construction du barrage hydroélctrique de la Trapière au pied du massif de l'Aude sur le cour tranquille et régulier de la Sourde. 


Durant son premier mandat et sous l'impulsion du bureau d'architectes Monge&Fonté, Durite mit en place un cabinet d'étude (le désormais tristement célèbre CUN, Conseil Urbanistique de Negapolis) chargé de surveiller l'évolution démographique de la cité et d'imaginer les solutions qui permettraient de maintenir la cohésion et l'équilibre entre les différents arrondissements. 
En 1984, suite à un changement de statut, le CUN, devient une puissance politique incontournable et sera le principal parti de l'opposition grâce à l'influence gagnée au fil des ans auprès des électeurs de droite. Lors d'une guerre ouverte menée dans les médias il organisera une campagne de diffamation qui précipitera le gouvernement socialiste qui préside alors le grand conseil de le ville depuis les années 30 dans une crise identitaire terrible qui le scindera en plusieurs groupuscules lui faisant perdre les élections d'automne 85.


Les faubourgs crasseux deviennent en quelques décennies des quartiers populaires agréables qui accueillent chaque années un grand nombre de nouveaux habitants, étrangers pour la plupart, venus chercher ici le travail et la sécurité qui manque à leurs pays d'origine. 


La restructuration de la ville s'interrompt brutalement en juin 1951. La ville s'embrase suite au meurtre sauvage du jeune Henri Troppe par un groupe d'étudiants du collège des Capucines mené par le fier Paul Seingure. ... le brillant Henri Troppe, étudiant modèle du quartier de la Mouille dans lequel il vit avec sa mère rencontre sur le chemin du retour d'une soirée tranquille passée en compagnie d'amis de sa classe de science l'arrogant Paul Seingure et sa bande, figure emblématique des Capucines et du quartiers des Hautes-Joules. Ce qui semble commencer par une agréable promenade se clôturera par la mort tragique de Tropp et l'incarcération de Seingure et de ses acolytes peu après l'altercation mortelle qui les opposèrent concernant, semble-t-il, les méthodes curieuses d'un professeur de droit du collège des Capucines (Negapolis Tribune, 15 juin 1951). 
Après son crime, Seingure et ses camarades prirent leurs jambes à leurs cou après avoir inhalé un peu de poudre d'escampette mais furent promptement rattrapé par la milice citoyenne des beaux quartiers qui s'imaginait traquer un vulgaire voleur de poule et qui furent bien surpris lorsque ils se trouvèrent face au célèbre représentant de leur collège le plus fameux, pleurnichant en confessant son crime.
Ce qu'un journaliste à la verve romantique appellera la Nuit de la Poudre et les émeutes terribles qui suivirent, obligèrent les autorités à suspendre le mandat du Conseil Urbanistique de Negapolis pour avoir délibérément abandonné les banlieues défavorisées et divisé à dessein la ville favorisant ainsi l'insécurité et compliquant de beaucoup la tâche du gouvernement, malmené depuis plusieurs mois par la crise du charbon (Negapolis Tribune, 3 septembre 1951).


Les affrontements commencèrent la nuit suivant le meurtre de Henri Troppe. Des groupes d'étudiants furieux issus des quartiers défavorisés se retrouvèrent sur la Place Majeure pour picoler et balancer quelques cailloux aux fenêtre de la Mairie, animés par l'idée navrante de réveiller le maire pour lui crier leur indignation et vomir, pour une fois, l'alcool de la soirée sur la chemise richement brodée d'or et de jaspe d'un haut fonctionnaire descendu les rassurer sur les très prochaines actions qu'entreprendrait la Justice pour ramener à la vie le camarade Troppe.
C'est en voyant passer une arrogante berline flambant neuve, zigzaguant maladroitement de l'autre coté de la place, que quelques gars lourdement alcoolisés se décident enfin à bousiller la propriété d'autrui à grand coups de bottes, encouragé rapidement par un petit groupe d'étudiant de dernière année affairé à foutre le feu à un coupé-sport garé nonchalamment devant les vitrines de Spencer&Thomas, coiffeurs pour dames & manucure. Rapidement le petit véhicule s'embrase et les verres du salon de coiffure commencent à se teinter et ondoyer sous l'effet de la chaleur. 
On se marre quand une adolescente ivre décide de pisser sur les flammes immenses pour les étouffer et éviter ainsi que ne rapplique pompiers, forces de l'ordre et autres empêcheurs de tourner en rond. On arrête de rigoler en voyant la robe de la jeune fille s'embraser puis son corps entier disparaître dans l'éclatement soudain de la vitrine qui projette des éclats de verres et des morceaux de chair carbonisés sur les jolis habits de l'assistance étonnée.
C'est la faute aux bourgeois! Crie alors le jeune Jean Derienne juste avant de riper sur une flaque d'huile et de s'empaler bêtement sur un tesson de bouteille qui traînait là.
C'est la faute aux bourgeois. Sanglote Suzanne Derienne, la sœur de Jean qui gît à présent sur le sol froid dans une mare de sang noir rissolante à l'approche des flammes qui terminent de consumer le coupé-sport.
C'est la faute aux bourgeois! Aboie la foule stupéfaite alors qu'au loin résonnent déjà les sirènes des fourgons d'incendie et des voitures de patrouilles de la Gendarmerie alertés par Chérif Spencer de chez Spencer&Thomas qui, rentrant d'une soirée bien arrosée avait décidé de garé sa berline, comme il pouvait mais proche de de son lieu de travail pour y décuiter peinard, allongé sur l'un des fauteuils moelleux réservé pendant la journée à ses grosses clientes fadasses.
Malgré l'heure tardive la nuit de la poudre ne fait que commencer. Alors que l'effet de l'alcool se dissipe peu à peu et que la grande majorité des agitateurs ont profité de l'arrivée des forces de l'ordre pour sortir dare-dare faire pipi dans l'une des ruelle adjacente à la Place Majeure, un autre groupe se forme du côté du Marché au Fleures sur la rive gauche de la Sourde. 
Depuis la fin de années 40 le Marché aux Fleurs est devenu l'épicentre du grand réveil anarchiste qui chamboule le sommeil des voisins et tracasse les autorités. Le Grand Café, situé à l'angle du Passage des Âges et de la Rue de la Grande-Soif, à deux pas du marché, s'est rapidement mué en véritable repaire de conspirateurs en herbe. Les soirs de fin de semaines le café se rempli de petits Ravachols hystériques qui discutaillent le bout de gras, papotent au sujet de la longueur de la mèche ou du poids de la poudre et finissent par griffer leur voisin de table qui faisait savoir bruyamment qu'il souhaiterais terminer son repas sans entendre parler de politique. 
Le Grand Café termine son service, éteint sa terrasse et jette à la rue un troupeau désordonné et bruyant de révolutionnaires en culottes courtes qui s'apprêtent à errer jusqu'au matin dans les quartiers huppés, braillant et gesticulant au rythme d'une musique imaginaire, désœuvrés comme la mort en temps de paix et malheureusement parfaitement insensibles au froid. 
Ils croisent en chemin un camarade d'école rondelet et molasse affublé du sobriquet ridicule de Dodo-la-mouette qui les informe des événements tragiques de la soirée. Bien que confus et peu détaillé, son récit provoque une grande excitation et un branle-bas de combat immédiat ­; voilà donc notre joyeuse bande de loustics qui se met en route ventre-à-terre, avec l'idée saugrenue d'aller punir la mort de leurs camarades en fichant le feu à tous ce qui flambe ou porte l'uniforme
La providence avance un pion et mate pour de bon le peu d'ordinaire qu'il reste à cette froide nuit de septembre ; à la sortie du pont des Pas-Pressés, sur la petite place des Bateleurs, un vagabond au teint sombre, connu dans le quartier sous le nom de Rangpur-le-fou, cuve sa gnôle, endormi à côté de son bidon de gasoil lui servant, pendant la journée à arroser les passants de flammes immenses en les menaçant de s'immoler par le feu qui sort de sa propre bouche si on ne lui apporte pas immédiatement son litron de rouge pour l'éteindre.
Nos gaillards se trimbale ce gros bidon jusqu'à ce qu'ils rencontre, à l'angle de la rue Carlos Montes et de la rue des Treize-Âmes quelques étudiants agités qui viennent tout juste d'échapper à l'explosion d'une grenade lacrymogène tombée tout près, dans la rue de la Sainte-Tour alors qu'ils pissaient sur la porte de la célèbre librairie musicale Pianos-Dialogue, filiale du groupe Negapolis Audio dont le vice-président pleurniche à deux pas de là, enfermé dans une des petites cellules humide de la prison des Glycines depuis que la pianiste Vernice Hides, dont il était l'amant éconduit, s'est réveillée du long coma provoqué par son plongeon depuis la fenêtre d'un petit hôtel de banlieue par laquelle elle avait été jetée.
Les pisseurs et les bidons






1


L'urbaniste en chef, petit homme d'apparence tranquille, enfermé hiver comme été dans un manteau sombre un peu grand fut mandaté par le grand conseil de la ville pour se rendre à la capitale, y étudier l'implantation de ses lignes de Métro et revenir avec un rapport détaillé et si possible bien écrit qui servirait à justifier ou non la construction de la M1, la première ligne de Métro totalement automatisée de Negapolis (Porte des Artilliers - Place Majeure - Sainte-Colombe).

Le rapport devait éclairer le gouvernement sur les nouvelles habitudes comportementales et économiques liées au transit souterrain. Il fallait être sûr de l'impact qu'aurait le train sur le bien-être des concitoyens et sur la structure géologique de la ville mais le rapport devait surtout légitimer l'endettement catastrophique de la ville pour les décennies à venir ainsi que les travaux titanesques qui risqueraient bien de la paralyser pendant un certain temps. 

La ville devait-elle rester une adolescente rebelle, ténébreuse et un peu sale, prisonnière d'un passé peu glorieux maculé de l'urine et du sang des fuyards qui la bâtirent? Où allait-elle mûrir enfin, étendre au loin ses long bras d'acier et de verre comme un doux remède au monde sauvage et devenir un modèle pour d'autres cités de sa catégorie?
La réponse était évidente mais puisque la bête politique ne se laisse jamais convaincre par le bon-sens, il fallut voter.
A gauche on pensait qu'un métro augmenterait la morosité des concitoyens, mais n'en était pas tout à fait sûre... A droite on savait qu'un métro augmenterait la morosité des concitoyens; on cherchait donc à le faire construire dans les plus brefs délais.

Il avait été accepté qu'aucune décision ne serait prise avant le retour de l'urbaniste avec son rapport.
Le gouvernement avait fait certaines promesses et comptait bien les tenir. La peur de l'erreur politique le rendait toujours frileux et un peu timide sur les sujets d'actualité les plus brûlants mais les élections approchaient et le moment était venu de montrer que la gauche aussi savait prendre des décisions qui pousserait la ville vers son destin de super-métropole.

L'urbaniste était un personnage secret et respecté. On ne lui connaissait aucun ami et peu d'ennemis. Jamais marié, solitaire, empêtré dans ses habitudes et discret sur ses passions, c'était un habitué des prostituées et un buveur triste. Il avait donné ses meilleures années à la ville et les habitants l'en remerciaient en fermant les yeux sur ses rares et obscures heures de solitude.

Depuis ses bureaux, il avait réorganisé seul le réseau routier de la ville grâce à une signalisation nouvelle. Il était à l'origine de la construction du Périphérique Nord et de certaines lois drastiques sur le tri et l'élimination des déchets. Il écoutait la ville-qui-vit et ordonnait à ses instruments: pelles-mécaniques hydrauliques, sous-stations électriques et voies rapides périphériques, les mouvements d'orchestre qui feraient résonner chaque recoins des cette orgue géante
Il disait souvent que la ville est un organisme vivant. Une tête, un coeur et un immense réseau sanguin. La métaphore était simpliste mais avait convaincu. L'urbaniste était un technicien pas un poète.

Il était contre le métro comme il avait été contre certains nouveaux réseaux de fibres optiques. Il passait plus de temps sur les plans des canalisations souterraines que sur ceux de la place Majeure. Il semblait plus à l'aise avec le sous-sol et il l'organisait avec une minutie toute particulière et inhabituelle chez les urbanistes. La raison n'était pas très claire mais le fait est qu'on creusait moins ici qu'ailleurs.
L'urbaniste était ingénieux et la ville ne manquait de rien.
Cette nouvelle mission était pour lui l'occasion rêvée de sortir de sa routine et de son bureau. Il pensait aussi à visiter les prostituées mineures des parcs obscurs et s'autoriserait peut-être même quelques dérapages.

Il s'immergerait donc dans ce grand réseau d'intestins où les gens descendent par la bouche, se font digérer pendant plusieurs stations et finissent par se faire chier sur un quai avant de rentrer chez eux.
L'urbaniste aimait les métaphores.

Il partit un lundi par le premier train.

2

L'urbaniste descendit du train sous la pluie et fut trempé avant d'atteindre le premier bar encore ouvert. Il n'aimait ni la pluie ni les gares et encore moins les villes dont les bars ferment avant le matin.
S'asseoir à la seule table libre près de l'entrée et commander sa première bière de la journée le réconforta à peine. Il n'était pas tard et pourtant tout était déjà sombre et froid. Il aimait moyen et était presque en colère. Il commença à penser à son travail, ouvrit son calepin et relut quelques notes. Son regard finit par se poser sur la fille de la serveuse qui dessinait sur une table attendant que sa mère termine son service pour enfin rentrer à la maison.
Il rangea son calepin, satisfait des observations notées pendant le voyage, termina sa bière et en commanda une nouvelle.
Bien plus tard, alors qu'il se levait pour se rendre enfin aux toilettes, il fit peut-être un geste déplacé vers la jeune fille ce qui provoqua sûrement la colère de sa mère et l'attention des clients familiers qui le forcèrent à quitter précipitamment l'établissement.

Il descendit dans la bouche de métro la plus proche, tituba un peu, paya son billet au distributeur et emprunta les escaliers qui menaient au quai.
Le métro n'arriva jamais et l'urbaniste finit par s'endormir sur un banc.

A l'arrivée des premiers voyageurs et peu après des premiers wagons encore vides, l'urbaniste constata que sa valise avait disparu ainsi que son portefeuille et son calepin. On avait également emporté son éternel manteau un peu grand qui lui avait servi d'oreiller pendant qu'il cuvait, affalé sur le banc.
La journée commençait mal mais l'urbaniste, qui n'aimait pas être en retard, fut réconforté de se savoir de si bonne heure sur son nouveau lieu de travail.
Son billet, qu'il retrouva par hasard au fond d'une poche de son pantalon, était toujours valide et l'urbaniste décida donc de monter dans le prochain train et de se mettre au travail.

Il passa la journée assis dans une des rames de la ligne rouge (Hôpital de Bellevie - Place Llorca - Université). Il apprit par coeur le nom des trente-deux stations et dessina, sur les journaux jetés par les voyageurs, la trajectoire approximative du tunnel d'après les mouvements des wagons. Il pensait qu'il devait être possible de reconstituer un plan assez précis de la ville là au-dessus, en observant ce monde grouillant autour de lui qui devait bien être le reflet de celui d'en-haut.

L'urbaniste découvrit également assez rapidement une vie parallèle et à peine cachée que menaient les déshérités du monde dans les niveaux les plus bas.
Il préféra les éviter et si quelques informations lui manqueraient, décida qu'il les visiteraient aux heures de grande affluence.

Peu à peu le métro se vida. Le souffle du dernier train laissa place au silence et à quelques échos métalliques lointains. Il pensa à de lourdes grilles que l'on ferme et vérouille.
Le métro devait être fermé pour la nuit. Le monde extérieur lui serait interdit jusqu'au petit matin.
Il avait envie d'une bière et d'air frais et n'eut qu'une demi bouteille de limonade oubliée sous un banc par un voyageur pressé et les courants d'air chaud du système d'aération qui ne semblait jamais s'arrêter.
Il était heureux de ne pas avoir faim malgré la cuite de la veille. Il urina sur les voies depuis le bord du quai et se sentit parfaitement libre, "comme de pisser contre un arbre" pensa-t-il.

Il erra encore un peu dans les couloirs de la station Place-Llorca, se masturba debout, face à une publicité montrant une jeune fille à demi nue qui vendait des vacances au soleil à moitié prix ("Avion, hôtel et rencontres garanties").
L'urbaniste renifla sa main et reconnut l'odeur du sperme et de la pisse. Détendu, il s'assit sur le banc et se prépara pour la nuit.

3

Plusieurs semaines passèrent sans nouvelles de l'urbaniste et de son rapport tant attendu.
Les entreprises mandatées pour les premières études du sous-sol commencèrent à s'impatienter, les syndicats concernés manifestèrent bruyamment dans les rues du centre ville, la presse en rajouta une couche et le gouvernement dont les mains étaient liées, réclamait calme et raison.
Mais la disparition de l'urbaniste était déjà en première page des quotidiens locaux. Les journalistes et leurs experts suggéraient que l'entrée de la ville dans une ère nouvelle pourrait être compromise et peu à peu le débat technique fit place aux rumeurs. Au café du Commerce comme à l'église, on disait que la débauche dans laquelle l'urbaniste en chef se vautrait depuis des années avait fini par brûler son cerveau et que, bientôt, la ville qui avait si bien su oublier ses frasques, paierait le prix de son silence et s'enfoncerait dans des ténèbres pré-industrielles. 
Ce futur blanc, qu'on leur vantait chaque jour dans les publicités et au cinéma, ces déplacements silencieux et les supra-conducteurs qui les permettaient leur seraient désormais interdits par la faute du génie pervers de leur urbaniste.
Le travailleur bourré et l'église du Christ Rédempteur de la Sainte Croix faisaient toujours aussi bien leur travail de vipère.

Un documentaire pour la télévision avait été tourné dans l'urgence sur demande du gouvernement dans le but de rappeler aux électeurs que l'urbaniste était avant tout un artiste génial qui avait transformé la vie quotidienne de beaucoup d'entre eux.
Le documentaire présentait en noir et blanc, en contre jour ou lors de temps orageux, ses nombreuses réalisations. De vieilles images fatiguées le montraient ensuite jeune et encore simple géomètre d'état, arpentant l'ancienne place Majeure et prenant des notes dans un petit calepin. On le retrouvait finalement quelques plans plus tard, dans la fleur de l'âge, assis derrière son immense bureau de verre, entouré des plans du futur Périphérique Nord.
Ses nuits de débauche se résumaient aux images volées par un paparazzi lors d'un dîner un peu arrosé où l'on voyait l'urbaniste manifestement ivre tomber de sa chaise. Le documentaire se terminait par les images en couleur de la cérémonie donnée en son honneur durant laquelle le maire lui avait remis les clés de la ville. Le commentaire faisait bien sûr la gloire du visionnaire et de ses clairvoyants mandataires politiques.

Ce documentaire était une merde et ne fit que mettre le feu aux poudres.
Le gouvernement perdit plusieurs points dans les sondages de confiance. On l'accusa de chercher à manipuler l'opinion publique. Le candidat de l'opposition, sûr de sa victoire aux prochaines élections en profita même pour prendre quelques jours de vacances.
Les services publics, boucs émissaires perpétuels, s'allièrent aux syndicats de la construction et descendirent dans la rue, bloquant le Périphérique Nord, paralysant l'acheminement des marchandises et mettant rapidement les vendeurs et leurs caisses-enregistreuses dans un état proche du sommeil.

Le mouvement s'étendit rapidement.
Un camp avec feu central, vieux matelas et même des frigos fut installé par les étudiants d'une école d'art sur le carrefour des Gloires, juste à la sortie du Périphérique. Très vite, grâce au bouche à oreilles, à internet et aux milliers de SMS échangés entre les étudiants de la ville, la mobilisation fut générale.
Les GPS installés dans les téléphones cellulaires leur permirent d'organiser en un temps record une opération de sabotage des voies de communication qui prit de court les rares patrouilles de polices qui maintenaient encore un service minimum pendant que leurs collègues étaient en grève. Chaque école avait allumé son feu, bloquant chacun un carrefour stratégique de la ville.
Assez vite cependant, le chef de la police exerça une pression suffisante sur les principaux opérateurs téléphoniques et les différents fournisseurs internet pour qu'ils interrompent quelques heures leurs services. Les communications mobiles de particuliers à particuliers et les sites de réseautage social disparurent d'une minute à l'autre faisant place à des messages d'erreurs incompréhensibles répétés à l'infini et dans une langue inconnue.
L'hiver technologique s'était installé en ville provoquant quelques crises de claustrophobie chez les cyberdépendants et une forte colère accompagnée de symptômes anti-système chez tous les autres.

A présent, les rues leur appartenaient. En quelques heures se retrouverait autour des brasiers tout ce que la ville comptait de citoyens mécontents, d'adolescents méchants et de badauds ahuris. Chacun pour sa propre cause, les uns contre les autres parfois, mais ensemble et solidaires dans leur mécontentement existentiel.

Un seul et unique slogan: "Plus et/ou moins, mais vite!", martelé au son d'une musique martiale émise depuis un vieux bus transformé en radio pirate itinérante et diffusé sur d'énormes sound-systems installés autour des feux dont les infra-basses surnaturelles faisaient danser et se coucher les longues flammes au rythme des respirations mécaniques des baffles géants.

Le foutoir était monstre, la ville complètement bloquée et le candidat de l'opposition de retour de vacances.

Après plusieurs jours de fête permanente, les brasiers avaient défoncé les chaussées et la plupart des grands axes durent être fermés à la circulation.
L'armée mit en place des ponts aériens pour distribuer les denrées de première nécessité aux quartiers les plus touchés par les émeutes. Les commerçants se barricadaient et dormaient dans leurs boutiques. Le gouvernement se barricadait et dormait dans l'Hôtel de Ville. Les habitants les plus peureux étaient devant la télévision ou derrière leurs fenêtres.
Les pompiers en grève, il fallut quelques jours avant que les grands feux ne s'éteignent d'eux-mêmes, abandonnés à leur triste sort de tas de cendres noires, grises et orangées à peine chaudes.
Les étudiants, fatigués de trop de contestation, rentrèrent chez leurs parents jeter un oeil dans le frigo et se doucher.
Les syndicats plièrent leurs banderoles et descendirent un peu honteux dans les parkings souterrains récupérer leurs 4x4 diesel.
La voirie sortit ses camions-benne, demanda un coup de main à la protection civile, exigea du gouvernement qu'il revoie son budget à la hausse pour les années à venir et hésita à se mettre en grève. Elle se ravisa et commença à débarrasser les preuves du joyeux laisser-aller collectif des derniers jours.
La fête était finie.
La publicité avait finalement remplacé les flash spéciaux à la télévision.
L'urbaniste, son rapport et le projet de métro relégués en page treize et sans photo.

4

Le grand blond à l'accent slave lui donnait des coups de bottes dans la tête et les couilles tout en lui expliquant que pour vivre en bas il fallait être un fou ou un salaud. Entre deux coups, il prit le temps de lui demander à quelle catégorie il appartenait. L'urbaniste, épuisé par ces dernières semaines passées à visiter les niveaux inférieurs et les canalisations lui répondit en étouffant un sanglot qu'il était urbaniste en chef d'une ville plus au sud.
Alors les coups cessèrent. Le grand blond sourit, se baissa et le releva comme on relève un enfant qui est tombé.
- Je suis le Maçon. Venez que je vous présente à l'Architecte. Nous avons aussi un lac, vous le saviez? Désolé pour les coups. C'est comme un vieux réflexe dont je n'arrive pas à me défaire. Nous mangerons là-bas, vous verrez.
- ...
- On travaille sur de nouveaux plans. Bien sûr, on aurait préféré un Plombier, le nôtre n'est plus bon à rien. Au moins vous êtes du métier. L'Architecte va être content. Je le connais.
- ...
- La première partie est bien avancée, faudra que vous voyez ça. Vous avez encore mal? Vous dormirez et nous vous soignerons, on a l'habitude. Le dôme, c'était pas simple; avec tous ces piliers, fallait être bien droit et pas se tromper. C'est l'Architecte qui a tout vérifié, moi je suis le Maçon, j'aurais pas su. Au début, ça a bougé un peu mais depuis deux ans, plus rien. Du beau travail si vous voulez mon avis.

Ils empruntèrent un long couloir qui selon la carte dessinée par l'Urbaniste devait être plus ou moins parallèle à celui de la ligne Rouge. Cette constatation ne lui étant d'aucun secours, il préféra se concentrer sur ses nombreuses douleurs qui lui faisaient redécouvrir certains muscles oubliés et prendre conscience que les années avaient rendu faibles ceux qu'il pensait être les plus solides.
Il commençait à faire plus froid. Le bruit des wagons dans le tunnel voisin ne fut bientôt plus qu'un roulement sourd et lointain qui disparaissait à mesure qu'ils avançaient.
L'Urbaniste boutonna péniblement son veston, trouvé quelques jours plus tôt pendant que le Maçon déplaçait un énorme machin en fer monté sur roulettes. Ils pénétrèrent dans un nouveau tunnel qui semblait si ancien que l'Urbaniste se demanda à quoi il avait bien pu servir. Il se demanda également si le moment était bien choisi pour perdre connaissance.

- J'ai dû vous porter sur le dernier bout. Vous ne pesez pas lourd, c'était facile. On est arrivé. L'Architecte va bientôt revenir. Il est déjà passé il y a quelques heures mais comme vous aviez l'air de dormir, on n'a pas osé vous réveiller. Moi comme les autres, même après tant d'années, je cours encore chaque nuit après le sommeil. Vous dormez mal, vous bougiez tout le temps, faudrait manger plus.
Je vous ai cassé une côte ce matin. Si vous étiez une ville, on aurait dit un pont. vous allez avoir mal pendant quelques semaines mais ça passera. Je suis désolé quand même. Ce vieux réflexe...
- ...dont vous ne pouvez pas vous défaire.
- Exactement. Mangez, respirez calmement et attendez l'Architecte. Il est occupé ailleurs mais ne va pas vous oublier.

5

- Nous dormirons bien cette nuit. Dehors, il neige et bientôt les grandes bouches d'aération en seront recouvertes et deviendront inutilisables, alors ils arrêteront le système et pendant quelques heures le silence sera presque effrayant. Je suis l'Architecte. Vous apprendrez vite qu'ici le sommeil est une chose rare et précieuse. Avez-vous bien dormi?
Le Maçon est un ouvrier moyen mais ses coups sont puissants et précis. Ses baffes sont un Valium bienvenu même si les grasses matinées qu'elles nous promettent peuvent être mortelles. Quoi qu'il en soit, le coma reste notre seul repos véritable.
Avez-vous mangé? Vous trouverez des conserves de thon sur les étagères du fond.

- Nous avons reçu des nouvelles récentes de chez vous: tout est rentré dans l'ordre et la ville a été nettoyée. Les dégâts sont importants mais elle s'en remettra. Le maire et ses conseillers ont démissionné et un gouvernement provisoire, composé de leaders syndicalistes, de chefs d'entreprise et d'une délégation d'étudiants a pris le relais en attendant les élections de septembre.
Un quotidien plutôt à droite proteste en publiant uniquement des bandes-dessinées et des sudokus. La presse de gauche annonce la mort du journalisme en première page de chacune de ses éditions et les journalistes télé se marrent. Bref, la machine à démocratie est renvoyée au service après-vente pour révision.
Vous sentez-vous mieux à présent?
- Quand me ferez-vous visiter la ville?
- Laissez-moi vous raconter...

6

En 34, Pendant la guerre de l'Hiver, l'armée du Furet avait tant avancé qu'elle prit finalement ses aises sur les collines surplombant la ville. Notre armée était en pleine déroute; ses chefs naturels tous tombés et leurs remplaçants loin d'être assez respectés pour être utiles.
Après une petite semaine de repos dans les forêts de nos collines, occupés à griller des cochons et des agneaux volés dans nos prés et sous la protection bruyante et régulière de leur aviation, les soldats du Furet commencèrent à installer leurs canons de défense antiaérienne et leurs tubes lance-roquettes tout au long des crêtes.
Le pilonnage généreux et ininterrompu de notre cité commença un mercredi et prit fin en juin.
La première nuit, ils incendièrent la bibliothèque et la grande poste ainsi qu'une partie du centre-ville.
Mes parents échappèrent de justesse aux flammes. Elles finissaient de grignoter l'appartement du rez et commençaient à réchauffer le plancher de l'étage où nous habitions lorsqu'ils se réveillèrent. Ils empruntèrent les escaliers extérieurs encore indemnes et se réfugièrent dans les sous-sols de la banque Spar de l'autre côté de la rue où ils retrouvèrent leurs voisins et quelques amis terrorisés pendant que le feu avalait leur appartement et ce qu'il contenait de souvenirs.
Je suis né dans un des coffres de cette banque quelques nuits plus tard.
L'hydroa vacciniforme est une forme d'allergie à certains rayons du soleil dont les syptômes sont apparus pendant les premiers jours du dernier été de la guerre. Mes parents avaient décidé de profiter de cette belle et rare après-midi ensoleillée de mai pour se promener dans ce qu'il restait du grand parc de la Citadelle. Nous avions passé plusieurs semaines enfermés dans les caves de la banque, mon père ne sortant que pendant la nuit pour nous approvisionner en denrées de première nécessité pendant que ma mère et moi l'attendions en silence dans l'obscurité.
Cette première sortie avait été longuement discutée et il avait été décidé que mon jeune organisme devait pouvoir profiter des bienfaits du soleil le plus tôt possible. La matinée était magnifique et les snipers sur les collines alentour toujours endormis. Je me souviens presque de la chaleur qu'il faisait et de cette lumière blanche qui m'aveuglait. Assez vite j'ai dû commencé à pleurer.


Le soir mon corps brûlait et explosait, mon visage et mes mains n'étaient plus qu'une croûte noirâtre et je ne sortis bien sûr plus jamais sous le joli soleil de mai.
Pour dramatiser un peu, je dirais que naître dans un coffre, vivre dans des caves et imaginer des tours est le sort que m'a réservé un destin blagueur.


(à suivre)